Avec mon appareil photographique, mon moyen format qui fait «tchouclketchiiiiiii», je ne suis pas discret. Alors, comme pour affirmer cette indiscrétion, je prends mon trépied, j’installe le matériel à la vue de tous et je capture une « scène », un endroit parfois théâtral et poétique que je trouve touchant et devant lequel je peux rester de longs moments…
Souvent il fait très chaud, je me mets à l’abri du soleil, je regarde « mon Blad » planté là et je crains pour le film qu’il porte. Pris d’inquiétude, je me lève et je le protège de mon corps… Mais la force du soleil me fait me replier rapidement à l'ombre…

Zut ! Cette femme qui passe est magnifique. Je suis trop loin, je n’ai pas le courage de courir pour déclencher. De toutes façons, je n’aurais pas eu le temps. L’image restera sublime dans mon esprit. En me frôlant avec sa djellaba, la femme me nargue en me souriant, elle sent que j’aurais aimé « la voir » sur la pellicule. Si elle savait comme elle est malgré tout gravée aujourd’hui encore dans mon esprit…

Il m'arrive d'être littéralement cloué par la chaleur, rendu inerte tellement la transpiration me gêne. Cette ardeur qui rend désertiques les rues et les lieux et qui m’afflige me donne l’impression d’être de ce pays. Je me sens un peu comme un personnage du roman « Les fainéants dans la vallée fertile » d’Albert Cossery.
Deviendrais-je paresseux ? En même temps grâce à cette indolence, je rencontre tranquillement les animaux, les enfants, les hommes et les femmes qui conçoivent souvent ce que je fais. Ils comprennent ma lenteur, ils s’en amusent et comme j’ai du temps, nous regardons parfois ensemble sur le dépoli de mon viseur la « scène » où tout passe et rien ne se passe… Quelquefois ils me racontent des histoires, leurs histoires, nous échangeons et je me raconte de temps en temps aussi… D’autres fois, on m’offre du thé, quelqu’un a pitié des gouttes qui coulent sur mon front - et partout ailleurs d’ailleurs.
Et j’en oublie mon projet photographique. Il me manquera une photographie peut-être… Intéressant car cela apporte dans la série un mouvement ou simplement le témoignage de « ce décalage » existant dans ce combat caniculaire que je mène...

Donc avec mon moyen format qui fait « tchouclketchiiiiiii », je produis des films.
Des films dans ma tête, avec ce qui se passe devant, derrière, à droite, à gauche, dedans (l’appareil et moi-même), avec et sans moi… Bref avec tous les hors champs, je me laisse distraire… En me recentrant sur ma tâche, je trouve parfois que mon cadrage peut s'améliorer, en le modifiant j’en oublie ma logique photographique encore une fois… Quand je change de mise au point, je sens également que le point de vue varie encore… Cela apporte de la mobilité, de la surprise et de la magie, tout comme le déplacement naturel des ombres d’une image à l’autre…

La semaine suivante j’y reviens… Trois ans auparavant, j’y étais déjà.

Qu’il est long pour moi l’instant décisif. C’est impossible de concentrer, en 1/125 de seconde par exemple, tout ce que je vis et ressens ici, même si ce qui apparaît sur certaines images semble incroyable, fascinant et apparaît comme un moment dont on ne peut rien reproduire… Et pourtant, d’année en année, je retrouve mes premières impressions : la beauté, la lenteur du temps, la futilité, la fierté, la chaleur humaine et celle de l’air…

C’est une sorte de perpétuité accessoire qui remplit le quotidien et ma photographie. Je nomme cela l’Intemporalité Incidente d’Aswan… Je ne cherche pas l’instant décisif, je cherche autre chose, un semblable et un contraire en même temps, l’intemporalité, que je traduis par une scène composée de deux à six/sept images maximum, le plus souvent en trois photographies. Ce n’est pas un film. Parfois cela en a la teneur mais ce n’est pas le mouvement qui est capté, quoique celui-ci soit parfois présent par des personnages flous. Ce que je veux surprendre, c’est l’Intemporalité Incidente, une éternité interrompue brièvement.

Je rencontre des touristes qui prennent une photographie de là où je suis, très vite sans vraiment me regarder, sans me parler, examinant à peine leurs écrans… Peut-être qu’eux ont réussi à le prendre, cet instant décisif !

Et il y a aussi de vraies rencontres, comme avec Omar, le cueilleur. Heureux d’être, l’un et l’autre, considérés, compris, acceptés. Son sourire en dit long. Nos retrouvailles sont à l’image de nos premières photographies prises lors de notre rencontre initiale.

En revanche, je ne montre pas ce qui est généralement caché en raison d'une réelle fierté : la pauvreté, la souffrance, la douleur, le désespoir qui émergent un peu plus d’année en année.
Je ne peux ignorer les enfants du loueur de chaises. Tour à tour, la jeune fille, l’adolescent et l’enfant me proposent désespérément de « coucher », « fuck, fuck » disent-ils, alors que je viens « simplement » (quelle naïveté de ma part !) leur apporter une photographie, prise trois ans auparavant, de leur père décédé depuis…
De même quand je rencontre, bien loin des lieux touristiques des rives du Nil, ces enfants mangeant dans les conteneurs de déchets des bateaux de croisière, entreposés et éloignés de la vue des estivants…
Je comprends le sentiment mêlé de honte et de dignité, le refus d’exposer cette misère souvent exprimée au cours de conversations. J’ai la pudeur de ne pas photographier cette pauvreté, de ne pas montrer une image misérable d’un peuple beau et fier, des hommes et des femmes dignes, pas encore désespérés par une indigence grandissante, confrontés à un tourisme exubérant, parfois insultant.
Oui dignes et fort au point de faire une révolution, message de tous leurs espoirs.

J’aime ce pays, j’aime les habitants de ce pays, j’aime leurs histoires. Et j’aime aussi leur histoire Pharaonique qui n’est pas pour ce travail une source d’inspiration...
J’aime la chaleur, l'azur du ciel, le bleu du Nil et celui des murs.
Et quand je suis là-bas ce spectacle me suffit…

Ce travail photographique peut s’exposer s’expose sous forme de suites de trois à cinq tirages argentique et procédé Fresson. C'est le cas ici, de la série « Le Minaret » en trois images et de la série « West Bank» en cinq images). Les autres images sont des extraits d’autre séries.
Après avoir scanné les tirages, toutes les séries peuvent êtres vues, sur des cadres numériques et visionnées en fondu enchaîné ce qui provoque l’apparition et la disparition des personnages et, parfois la visualisation d’un « écart » photographique d’une image à l’autre. Le sentiment de mouvement lent et parfois décalé correspond parfaitement au vécu décrit dans le texte ci-dessus.
Les particularités des tirages Fresson viennent enrichir l’idée d’« Intemporalité Incidente » par des effets comme la légère perte du détail, la sublimation et l’évaporation des couleurs…
P.Bockaert